[ RPG ] Auprès de l'être de bois

Imaginez deux étoiles aux teintes brunes humectées par un sentiment étrange.
Imaginez aussi deux magnifiques perles ardentes rouler sur les grandes collines rougies par les frottements d’une main fébrile.
Imaginez encore un souffle fuyant les lèvres humides d’un jeune garçon nostalgique.
Imaginez peut-être ses cheveux fuligineux dressés sur son crâne, fiers combattants d’une apparente confiance.
Imaginez une pièce sombre, aux volets clos, dans laquelle seul un ancien piano de bois, totalement désaccordé, osait encore offrir sa faible voix à qui voulait l’entendre.
Imaginez… moi.

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Sa main venait de pousser la lourde porte blanche du bâtiment. Déjà, il sentait l’odeur des anciennes cigarettes que l’on allumait là, pendant la pause. Ses souvenirs en tout cas semblaient s’être passés le mot pour raviver les sensations, aujourd’hui disparues, du bon vieux temps.
Tandis que les senteurs fictives s’échappaient par la porte, le jeune homme pénétra enfin au cœur de la salle obscure et silencieuse qu’il avait grand peine à reconnaître. Personne, en ce samedi après-midi, n’avait osé briser le calme inébranlable, seul résultat des activités passés, à présent perdues entre réminiscences mourantes et secondes fluides et ininterrompues.
Les volets clos, l’ombre du passé enveloppait les meubles d’un drap épais, les voix d’avant refirent surface par bribes étranges. Des lambeaux sonores que la mémoire tentait vainement de recoller entre eux. L’assassin qu’était le temps semblait avoir tout harassé des bons moments…
La nappe de poussière témoignait des oublis, voilant d’un linceul grisâtre la totalité des meubles de la petite cuisine du fond, des chaises sur le côtés, du bureau sur la gauche… ou encore du piano contre le mur… à droite de l’entrée.
Ce fut donc les étoiles brunes, les yeux foncés d’un jeune homme qui découvrirent le spectacles figé qu’offrait le passé. L’ambiance était froide, glacée par on ne sait quelle magie noire que l’homme semblait avoir nommé… abandon.

Il s’avança enfin vers un petit tableau dressé là, au centre de la pièce. Les faibles rayons du soleil qui parvenaient jusque là, non sans batailler contre l’imposante forteresse qu’érigeait l’obscurité, illuminèrent d’une lueur mélancolique les affiches posées en vrac.
« Samedi 13 mai 2006 à 20h45, spectacle de Hip-hop et de Modern Jazz à la salle François Mitterrand. Par le club de danse de la MJC de Romilly sur Seine » osait encore déclarer l’une d’entre elles… La MJC… Tel était donc le nom de cet étrange bâtiment porté aux bras de l‘oublie et de l’abandon.
Le jeune homme soupira. Ce fut en tout cas la seule chose qu’il put faire pour exprimer le spleen qui, depuis un moment déjà, avait accaparé la place de l’idéal…
Tels des masques grecs, aux expressions plus aliénées et plus exagérées les unes que les autres, les fantômes immuables du bon temps refirent surface brusquement, lorsqu’il posa finalement son regard sur l’être de bois aux notes dérobées : le fameux piano de tout le monde. Exposé là on ne sait trop pourquoi, et ce depuis plusieurs années déjà, l’instrument, certes, suranné, mais cependant majestueux, avait été la scène sur laquelle se plaisait à jouer les fous rires en tout genre. Les notes de l’être de bois coulait parfois vers un grave noyé sous les flots de l’ancienneté, tel le naufrage d’un paquebot titanesque… A d’autres moments, inscrivait-on l’aiguë du piano sur une lettre vétuste de la certaine Elise… Les mélodies, quoique brèves et peu travaillées, étaient toujours bonnes à entendre pendant que d’autres humaient le doux parfum de leurs cigarettes fraîchement roulées. Telle était la pause pour les six ados. Telle était-elle également pour l’auteur de ce groupe juvénile et plein d’entrain.
Le jeune homme s’assit devant le piano et soutira la couverture poussiéreuse qui cajolait l’instrument. Ses doigts effleurèrent à nouveau les touches blanches ; et les notes, toujours aussi frêles, renversèrent astucieusement le règne quasi éternel du silence.

Déjà, derrière ce jeune homme brun qui se remémorait les instants de bonheur passés en ce lieu, s’ouvrait une nouvelle fois la lourde porte blanche, déchirant l’obscurité d’un rideau lumineux.